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Charme empoisonné
En général, ça prenait toute la nuit, lui avait dit Billy. Cela lui laissait le temps de manger, se détendre et se préparer. Il rapprocha le Springer du terrain encombré où il allait chasser cette nuit, et jeta ses ancres. Le repas qu’il se prépara était exclusivement composé de sandwiches, mais c’était toujours mieux que ce qu’il avait eu au sommet de « sa » colline moins d’une semaine plus tôt. Dieu, une semaine plus tôt, il était à bord de l’Ogden, en train de se préparer, songea-t-il en hochant la tête avec mélancolie. Comment la vie pouvait-elle être à ce point insensée ?
Peu après minuit, il mit à l’eau son petit canot désormais camouflé. Il avait fixé un petit moteur électrique au tableau arrière et espérait que la batterie serait suffisamment chargée pour tenir l’aller-retour. Il ne devrait pas avoir trop de chemin à faire. La carte indiquait que la zone était assez étroite, et l’endroit qu’ils utilisaient devait se trouver au beau milieu, pour être le plus isolé possible. Le visage et les mains barbouillés de noir, il pénétra dans le dédale d’épaves, gouvernant de la main gauche tandis que ses yeux et ses oreilles guettaient le moindre détail incongru. Le ciel était avec lui. Il n’y avait pas de lune et juste assez d’étoiles pour révéler l’herbe et les algues envahissant la zone inondable formée à cet endroit, après l’abandon de ces monstres qui avaient colmaté cette partie de la baie, créant un refuge apprécié des oiseaux à la belle saison.
C’était comme avant. Le murmure grave du moteur électrique lui rappelait celui du scooter sous-marin, tandis qu’il progressait aux alentours de deux nœuds, pour économiser l’énergie, se guidant cette fois aux étoiles. Les herbes du marécage dépassaient de près de deux mètres le niveau des eaux et il n’était pas difficile de voir pourquoi ils s’abstenaient d’y pénétrer en bateau à cette heure de la nuit. C’était réellement un labyrinthe quand on ne savait pas y faire. Mais Kelly, si. Il surveillait les étoiles, sachant laquelle suivre et laquelle ignorer à mesure qu’elles tournaient sur la voûte des cieux. C’était une question d’aisance, en fait. Ils venaient de la ville, n’étaient pas des marins comme lui, et ils avaient beau se croire en sécurité dans leur planque pour élaborer leurs substances illicites, ils ne se sentaient pas à l’aise dans cet endroit plein de trucs sauvages et d’itinéraires incertains. Entrez donc au salon, je vous prie, se dit Kelly. Il écoutait plus qu’il ne regardait, maintenant. Une brise légère faisait frissonner les hautes herbes en remontant, comme lui, le chenal le plus large entre les bras envasés ; bien que sinueux, c’était celui qu’ils devaient emprunter. Tout autour, les carcasses vieilles de cinquante ans ressemblaient à des fantômes d’un autre âge, ce qu’elles étaient en fait, reliques d’une guerre qu’elles avaient remportée, épaves d’une époque bien plus simple ; certaines reposaient selon des angles bizarres, tels les jouets oubliés de l’enfant géant qu’avait été leur pays, un enfant devenu aujourd’hui un adulte à problèmes.
Une voix. Kelly coupa le moteur, poursuivant sur l’erre quelques secondes encore, tournant la tête de tous côtés pour la localiser. Il avait deviné juste pour le chenal. Il décrivait une boucle à droite juste devant lui, et le bruit était également venu de la droite. Avec précaution, lentement, il contourna la boucle. Il avisa trois épaves. Peut-être avaient-elles été halées ensemble et les capitaines de remorqueurs avaient probablement mis un point d’honneur à vouloir les garder parfaitement alignées. Celle la plus à l’ouest, reposant sur des fonds instables, avait une légère gîte de sept ou huit degrés sur bâbord. La silhouette datait, avec sa superstructure basse d’où les hautes cheminées avaient depuis longtemps disparu, mangées par la rouille. Mais il y avait une lumière, à l’endroit correspondant à la passerelle. Et de la musique, du rock contemporain émis par une de ces stations de radio qui essayent de tenir les routiers en éveil, la nuit.
Kelly attendit quelques minutes, le temps d’embrasser en détail les ténèbres et de choisir un itinéraire d’approche. Il longerait la proue pour aborder, de façon à être dissimulé par la coque. Il distinguait à présent d’autres voix. Un brusque concert de rires, à cause d’une blague, peut-être. Il attendit de nouveau, scrutant le pont du navire, traquant une forme en saillie, une silhouette incongrue, une sentinelle. Rien.
Ils avaient eu le nez creux en choisissant cette planque. C’était l’endroit le plus improbable qu’on puisse imaginer, dédaigné même des pêcheurs du coin, mais il fallait quand même avoir une vigie parce que nulle cachette n’était parfaitement sûre… là, leur vedette. Parfait. Kelly avait réduit à un demi-nœud maintenant, longeant bord à bord le vieux bâtiment jusqu’à ce qu’il arrive près de leur vedette. Il amarra son canot au taquet le plus proche. Une échelle de corde permettait d’accéder au pont de l’épave rouillée. Kelly inspira un grand coup et entama son ascension.
*
La tâche était aussi parfaitement ennuyeuse et répétitive que le leur avait promis Burt, songea Phil. Mélanger le lactose était la partie la plus facile – le verser dans les grands bols en inox comme de la farine à gâteau, veiller à ce qu’il soit également réparti. Ça lui rappela lorsqu’il aidait sa mère à faire de la pâtisserie, quand il était petit, qu’il la regardait et apprenait tout un tas de trucs qu’un gamin s’empresse d’oublier sitôt qu’il a découvert le base-ball. Tout ça lui revenait à présent, le cliquetis du batteur, la façon qu’avaient les diverses poudres de se mélanger. C’était en fait une excursion pas désagréable en ce temps où il n’avait même pas besoin de se lever pour aller à l’école. Mais ça, c’était la partie facile. Venait ensuite la tâche ingrate de transvaser des doses mesurées avec précision dans les petits sachets en plastique qu’il fallait ensuite agrafer, puis empiler, compter et emballer. Il échangea un regard exaspéré avec Mike qui éprouvait la même chose que lui. Burt aussi, sans doute, mais il n’en laissait rien paraître et il avait même eu l’amabilité d’amener de la distraction. Un poste de radio pour la musique, et pour la pause, cette Xantha, à moitié défoncée aux amphés mais… complaisante, comme ils avaient pu le constater à la coupure de minuit. En tout cas, ils se l’étaient faite gentiment. Elle roupillait dans son coin. Il y aurait une nouvelle pause à quatre heures du matin, ça laissait à chacun le temps de récupérer. C’était dur de garder l’œil ouvert, et toute cette poudre, ça tracassait Phil, avec la poussière qui volait dans les airs. Est-ce qu’il en respirait ? Cela ne risquait-il pas de le rendre accro ? S’il devait recommencer, il se promit d’utiliser un masque quelconque. Il avait beau apprécier la perspective de se faire du blé en fourguant cette merde, il n’avait aucune envie d’y toucher. Enfin, Tony et Henry étaient en train d’installer un labo dans les règles. Le transport serait moins chiant. Ce serait déjà ça.
Encore un lot de fait. Phil était un peu plus rapide que les autres, il était pressé d’en finir. Il se dirigea vers la glacière et sortit un autre sac d’un kilo. Il le huma, comme il l’avait fait avec les autres. Une odeur fétide, chimique, comme les produits utilisés en labo de biologie au lycée, le formaldéhyde, quelque chose comme ça. Il fendit l’emballage avec un canif et, le tenant à bout de bras, en versa le contenu dans le premier bol avant d’ajouter une dose calibrée de sucre, puis de mélanger le tout avec une cuillère, à la lumière de l’une des lampes Coleman.
— Coucou.
Il n’y avait eu aucun avertissement. Tout d’un coup, quelqu’un apparut à la porte, un pistolet à la main. L’homme était en tenue militaire, treillis rayé, et son visage était zébré de vert et de noir.
*
Le bruit n’était pas un problème. Sa proie avait prévu le coup. Kelly avait reconverti son Colt en calibre .45, et il savait qu’aux yeux de ses interlocuteurs, la bouche de son automatique aurait l’air assez large pour y garer une voiture. Il fit un signe de la main gauche.
— Par ici. Sur le pont, à plat ventre, mains croisées sur la nuque, un par un, toi d’abord, dit-il au type devant le bol mixeur.
— Merde, t’es qui, toi ? demanda le Noir.
— Tu dois être Burt. Fais pas le con.
— Comment qu’tu sais mon nom ? demanda Burt alors que Phil allait s’allonger sur le pont.
Kelly désigna l’autre Blanc, lui enjoignant de rejoindre son pote.
— Je sais des tas de trucs, répondit Kelly en s’approchant à présent de Burt. C’est alors qu’il remarqua la fille assoupie dans le coin. Qui est-ce ?
— Dis donc, connard… !
L’automatique se leva à hauteur de son visage, à une longueur de bras.
— Comment ça ? demanda Kelly, sur le ton de la conversation. Allez, à plat ventre sur le pont, tout de suite. Burt obéit aussitôt. Il nota que la fille dormait profondément. Qu’elle en profite, pour le moment. Sa tâche première était de les fouiller. Deux des hommes avaient un pistolet de petit calibre. Le troisième un petit canif sans danger.
— Eh, qui tu es ? On pourrait peut-être causer ? suggéra Burt.
— J’y compte bien. Parle-moi de la drogue, commença Kelly.
*
Il était dix heures du matin à Moscou quand la dépêche de Volochine émergea du service de décryptage. Haut responsable au conseil d’administration du KGB, il avait des contacts avec quantité de hauts fonctionnaires, dont un académicien au Service I, un spécialiste de l’Amérique qui conseillait la direction du KGB et le ministère des Affaires étrangères sur cette nouvelle orientation que les médias américains appelaient la détente. Cet homme, qui n’avait aucun rang dans la hiérarchie paramilitaire du KGB, était sans doute le meilleur élément pour agir rapidement, même si une copie de la dépêche avait été également transmise pour information au directeur adjoint chargé de chapeauter le conseil d’administration de Volochine. Comme toujours, le message était bref et précis. L’académicien était consterné. La réduction de la tension entre les deux superpuissances, alors que l’une était en guerre ouverte, était quasiment miraculeuse et, associée au rapprochement des Américains avec la Chine, elle pouvait bien présager une ère nouvelle dans les relations internationales. C’est ce qu’il avait dit au Politburo lors d’une interminable réunion d’information, à peine quinze jours plus tôt. Révéler publiquement qu’un officier soviétique avait été impliqué dans une action pareille – c’était de la folie… Quel crétin du GRU avait-il pu avoir une idée pareille ? À supposer qu’elle soit vraie, ce qu’il devrait encore vérifier. Pour cela, il appela le directeur adjoint.
— Yevgueni Leonidovitch ? J’ai une dépêche urgente de Washington.
— Moi aussi, Vanya. Tes recommandations ?
— Si ce que prétendent les Américains est exact, je préconise une action immédiate. La diffusion d’une telle idiotie pourrait être catastrophique. Pouvez-vous confirmer que c’est bel et bien en cours ?
— Da. Et ensuite… Les Affaires étrangères ?
— Je suis d’accord. Avec l’Armée, ça prendrait trop longtemps. Mais écouteront-ils ?
— Nos fraternels alliés socialistes ? Ils écouteront une livraison de roquettes. Ça fait des semaines qu’ils les réclament, rétorqua le directeur adjoint.
Comme c’était typique, observa l’académicien. Pour sauver des Américains, nous allons expédier des armes pour en tuer encore plus et les Américains le comprendront. Quelle folie ! S’il devait y avoir une illustration de la nécessité de la détente, elle était bien là. Comment deux grands pays pouvaient-ils gérer leurs affaires quand l’un et l’autre étaient impliqués, directement ou non, dans les affaires de puissances mineures ? Quelle futile distraction des problèmes importants.
— Je préconise une action rapide, Yevgueni Leonidovitch, répéta l’académicien. Malgré le rang supérieur du directeur adjoint, ils avaient été camarades de classe, bien des années plus tôt, et leurs itinéraires s’étaient croisés bien des fois depuis.
— Je suis entièrement d’accord, Vanya. Je te rappelle dans l’après-midi.
*
C’était un miracle, pensait Zacharias en regardant autour de lui. Il n’avait pas vu l’extérieur de sa cellule depuis des mois et le simple fait de respirer l’air, si chaud et moite fût-il, lui semblait une bénédiction divine. Mais ce n’était pas le cas, il compta les autres, dix-huit hommes en file indienne, des gars comme lui, dans la même tranche d’âge à cinq ans près, et dans la pénombre du crépuscule, il entrevit leur visage. Il y avait celui qu’il avait déjà vu, si longtemps auparavant, un gars de la Marine, à son allure. Ils échangèrent un regard et un sourire timide, comme tous les autres. Si seulement les gardiens les laissaient se parler, mais la simple tentative avait valu une gifle au premier qui avait essayé. Malgré tout, le seul fait de voir leur visage était suffisant. Une chose si dérisoire. Si importante. Robin essayait de se tenir droit autant que le permettait son dos blessé, effaçant les épaules tandis que ce petit officier racontait quelque chose à ses hommes, qui s’étaient mis en rang eux aussi. Il n’avait pas encore appris assez de vietnamien pour saisir ce débit rapide.
— Voilà l’ennemi, disait à ses hommes le capitaine. Il allait conduire son unité vers le sud et, après tous les beaux discours et les séances d’instruction, c’était enfin pour eux l’occasion inespérée de se frotter à la réalité. Ils n’étaient pas si terribles, ces Américains, leur disait-il. Regardez, ils ne sont pas si grands et menaçants, n’est-ce pas ? Ils plient, cassent et saignent – et très facilement, même ! Et ceux-là sont l’élite, ceux qui larguent des bombes sur notre pays et tuent notre peuple. Ce sont les hommes contre lesquels vous allez vous battre. Les redoutez-vous, à présent ? Et si les Américains sont assez idiots pour essayer de sauver ces chiens, on pourra déjà se faire la main pour les liquider. Sur ces paroles revigorantes, il congédia ses troupes, les renvoyant à leur garde nocturne.
Il pourrait le faire, se dit le capitaine. Bientôt, cela n’aurait plus d’importance. Il avait entendu la rumeur qui courait parmi son état-major et selon laquelle, une fois que les politiques auraient les mains libres, ce camp allait être fermé d’une manière définitive, et ses hommes apprécieraient sans aucun doute un peu d’exercice avant d’avoir à redescendre la piste de l’oncle Hô, où ils auraient l’occasion de tuer ensuite d’autres Américains, armés ceux-là. D’ici là, il les gardait comme des trophées à exhiber à ses hommes, pour réduire leur appréhension face au grand inconnu du combat, et pour focaliser leur rage, car c’étaient bel et bien les hommes qui avaient bombardé leur beau pays pour en faire un désert. Il avait sélectionné des recrues – dix-neuf hommes – pour les soumettre à un entraînement particulièrement intensif… qu’ils aient un avant-goût de la mise à mort. Ils en auraient besoin. Le capitaine d’infanterie se demanda combien d’entre eux il ramènerait au bercail.
*
Kelly s’arrêta pour faire le point au bassin de Cambridge avant de remettre le cap au nord. Il détenait tous les éléments, désormais – enfin, suffisamment pour l’heure, estimait-il. Les soutes pleines, l’esprit rempli de données utiles, et pour la première fois, il avait touché ces salauds. Deux semaines de stock, peut-être trois, de leur marchandise. De quoi les ébranler. Il aurait pu récupérer la dope, l’utiliser peut-être comme appât, mais non, il ne pouvait pas faire ça. Il ne voulait pas y toucher, surtout maintenant qu’il suspectait par quel moyen elle arrivait. Quelque part sur la côte Est, à vrai dire, Burt n’en savait pas plus. Qui que soit ce Henry Tucker, il avait la parano habile et il avait cloisonné son réseau d’une manière qui aurait forcé l’admiration de Kelly en d’autres circonstances. Mais c’était de l’héroïne asiatique, les sacs dans laquelle elle transitait sentaient la mort et ils arrivaient sur la côte Est. Combien de produits venus d’Asie et sentant la mort arrivaient sur la côte Est des États-Unis ? Kelly n’en voyait qu’un seul, et le fait qu’il avait connu des hommes dont les corps auraient été traités à la base aérienne de Pope ne fit que nourrir sa colère et sa détermination à élucider cela. Mettant le cap au nord, il doubla la tour de brique du phare de Sharp Island, retournant vers la cité où le danger le guettait de toutes parts.
Une dernière fois.
*
Il n’y avait guère d’endroit plus tranquille dans tout l’est des États-Unis que le comté de Somerset. Région de grandes exploitations agricoles très espacées, il ne possédait qu’un seul lycée. Il n’y avait qu’une seule route nationale importante, qui permettait de traverser le pays rapidement et sans arrêt. Le trafic en direction d’Océan City, la station balnéaire de l’État, contournait la région et l’autoroute la plus proche passait de l’autre côté de la baie. C’était également une zone où le taux de criminalité était si bas qu’il était presque imperceptible hormis pour ceux qui relevaient un accroissement d’une unité dans telle ou telle catégorie de délit. Un simple meurtre pouvait faire les gros titres de la presse locale pendant des semaines, et le cambriolage était rarement un problème dans une région où les propriétaires avaient des chances d’accueillir un intrus nocturne avec un calibre .12 et quelques questions. Non, le seul problème tenait à leur façon de conduire, et pour ça, ils avaient la police d’État qui sillonnait les routes avec ses voitures jaune pâle. Et pour compenser l’ennui des hommes, les véhicules affectés à la côte est du Maryland avaient des moteurs d’une puissance inusitée pour leur permettre de traquer les chauffards qui avaient trop souvent tendance à faire au préalable un détour par le débit de liqueurs local, dans leurs efforts pour mettre un peu d’animation dans une région certes agréable mais si morne.
Le brigadier Ben Freeland effectuait sa patrouille de routine habituelle. De temps en temps, il se passait vraiment quelque chose et il estimait que c’était son boulot de connaître le secteur, chaque centimètre de son territoire, chaque ferme et chaque carrefour, de sorte que si jamais il recevait un appel vraiment urgent, il saurait s’y rendre par l’itinéraire le plus court. Sorti depuis quatre ans de l’École de Pikesville, ce natif du comté songeait à sa promotion au grade de brigadier-chef quand il avisa un piéton marchant sur Postbox Road, près d’un hameau au nom improbable de Dames Quarter – le Quartier des Dames. C’était inhabituel. Tout le monde circulait en voiture ici. Même les gamins se mettaient à la moto tout petits, et ils prenaient souvent le volant bien avant l’âge légal, ce qui était encore un des délits les plus graves qu’il avait à relever chaque mois. Il l’avait remarqué à quinze cents mètres de distance – le relief était très plat – et n’y fit pas particulièrement attention avant d’avoir couvert les trois quarts de cette distance. Elle – c’était incontestablement une femme – avançait d’une démarche titubante. Cent mètres encore et il nota qu’elle n’était pas vêtue comme les gens du coin. Bizarre. On ne venait pas ici autrement qu’en voiture. Elle marchait en outre en zigzags et la longueur de sa foulée changeait à chaque pas, tous indices suggérant la possibilité d’une intoxication alcoolique – une infraction grave dans la légion, sourit le brigadier. Cela signifiait qu’il allait devoir s’arrêter pour voir ça de plus près. Il rangea la grosse Ford sur le bas-côté gravillonné, l’immobilisant prudemment et en douceur une cinquantaine de mètres devant la femme, et il descendit, comme on le lui avait appris, coiffant son Stetson et rajustant son ceinturon.
— Bonjour ! lança-t-il d’un ton enjoué. Et où vous rendez-vous comme ça, m’dame ?
Elle s’arrêta au bout de quelques pas et leva sur lui un regard qui appartenait à une autre planète.
— Qui êtes-vous ?
Le brigadier s’approcha. Son haleine ne sentait pas l’alcool. La drogue n’était pas encore vraiment un problème dans le coin, Freeland le savait. Ça avait peut-être changé.
— Quel est votre nom ? demanda-t-il sur un ton plus ferme.
— Xantha, avec un X, répondit-elle en souriant.
— Et d’où êtes-vous, Xantha ?
— Du coin.
— De quel coin ?
— ’Lanta.
— Vous êtes drôlement loin d’Atlanta.
— Ça, je le sais bien ! Puis elle rit. Y savait pas qu’j’en avais encore. Ce qui, estima-t-elle, était trop drôle, et un secret digne d’être partagé. J’les avais planqués dans mon soutif !
— Allons bon, et quoi donc ?
— Mes cachets. J’les ai planqués dans mon soutif et il en savait rien.
— Puis-je les voir ? demanda Freeland, tout en se posant des tas de questions mais avec la certitude qu’il aurait enfin une vraie arrestation à opérer aujourd’hui.
Elle rit lorsqu’il tendit la main.
— Bas les pattes, à présent !
Freeland obtempéra. Il était inutile de l’inquiéter outre mesure, même s’il avait déjà fait glisser sa main droite sur son ceinturon, juste devant son arme de service. Sous ses yeux, Xantha glissa la main dans son corsage fort peu boutonné et en sortit une poignée de gélules rouges. C’était donc ça. Il ouvrit la malle pour sortir une enveloppe de la trousse de matériel d’enquête qu’il emportait toujours.
— Pourquoi ne pas les mettre vous-même là-dedans, pour ne pas risquer d’en perdre ?
— D’accord ! Quel type aimable que ce policier.
— Puis-je vous conduire, madame ?
— Sûr. Marre d’aller à pince.
— Eh bien, si vous voulez bien me suivre ? Le règlement exigeait qu’il lui passe les menottes et, tout en l’aidant à monter à l’arrière, c’est ce qu’il fit. Elle ne parut pas le moins du monde s’en formaliser.
— Où qu’on va ?
— Ma foi, Xantha, je pense qu’il vous faut un endroit où vous étendre et vous reposer un peu. Et je crois bien vous avoir trouvé ça, ça marche ? Il tenait déjà un joli cas de détention de drogue, Freeland en était sûr alors qu’il reprenait la route.
— Burt et les deux autres se r’posent, eux aussi, sauf qu’y se relèveront pas d’sitôt.
— Comment ça, Xantha ?
— Il leur a troué la peau, pan pan pan. Elle mima avec la main. Freeland le remarqua dans le rétro, et faillit quitter la route.
— Qui ça ?
— C’t un Blanc, pas entendu son nom, pas vu non plus sa tronche, mais il leur a troué la peau, pan pan pan.
Bordel de merde.
— Où ça ?
— À bord.
Comme s’il le savait pas !
— À bord de quoi ?
— Du bateau.
— Quel bateau ?
— Çui qu’est sur l’eau, eh pomme !
Ça aussi, c’était marrant.
— Vous vous foutez de moi, mademoiselle ?
— Et vous savez le plus drôle, il a laissé sur place toute la drogue, lui aussi, ouais, le p’tit Blanc. Enfin, sauf qu’il était vert.
Freeland ne savait trop à quoi rimait toute cette histoire mais il avait bien l’intention de le découvrir au plus vite. Pour commencer, il alluma ses gyrophares et poussa dans ses derniers retranchements le gros V8 427 de sept litres, fonçant vers le QG de la police d’État, à Westover. Il aurait dû les prévenir par radio mais ça n’aurait pas avancé à grand-chose, hormis persuader son capitaine que c’était lui le drogué.
*
— Yacht Springer, jetez un œil sur votre quart bâbord.
Kelly saisit le micro.
— Quelqu’un que je connais ? demanda-t-il sans regarder.
— Bon Dieu, où que t’étais passé, Kelly ? demanda Oreza.
— En voyage d’affaires. Ça te regarde ?
— J’m’ennuyais. Ralentis un poil.
— C’est important ? J’ai un rendez-vous, Portagee.
— Eh, Kelly, un conseil entre marins, on se calme, d’accord ?
S’il n’avait pas connu le bonhomme… non, il fallait qu’il obtempère, quelle que soit son identité. Kelly coupa les gaz, laissant la vedette venir à sa hauteur en l’espace de quelques minutes. Étape suivante, on allait lui demander l’autorisation de monter à bord, ce qu’Oreza était parfaitement en droit de faire, et tenter de se défiler ne résoudrait rien. Sans y avoir été prié, Kelly laissa tourner les moteurs au ralenti et bientôt mit en panne. Sans demander l’autorisation, Oreza vint l’aborder et sauta sur le pont.
— Salut chef !
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Je suis descendu par deux fois sur ta langue de sable, ces quinze derniers jours, histoire de partager une bière, mais t’étais pas là.
— Ben, c’est que je voudrais pas te rendre inapte au service.
— On se sent un peu seul dans le coin, sans personne à traquer. Il était soudain manifeste que les deux hommes étaient mal à l’aise, mais aucun ne savait pourquoi l’autre l’était. Où diable étais-tu passé ?
— J’ai dû quitter le pays. Le boulot, répondit Kelly. Il était clair qu’il n’en dirait pas plus.
— Très bien. T’es là pour un bout de temps ?
— Je pense, ouais.
— C’est ça. Et peut-être que si je passe la semaine prochaine, tu pourras me raconter quelques bobards sur tes galons dans la Marine.
— Dans la Marine, on n’a pas besoin de raconter de bobards. T’as encore besoin de quelques tuyaux de navigation ?
— Mon cul, oui ! Je me demande si je devrais pas te balancer une petite inspection de sécurité, pas plus tard que tout de suite !
— Je croyais que c’était une visite amicale ? observa Kelly et le malaise des deux hommes s’accrut encore. Oreza tâcha de le dissimuler avec un sourire.
— D’accord, j’arrête de t’emmerder. Mais ça ne marcha pas. On s’revoit la semaine prochaine, chef.
Ils se serrèrent la main, mais quelque chose avait changé. Oreza fit signe au treize mètres de se rapprocher, puis il sauta à bord avec l’aisance d’un vrai pro. La vedette s’éloigna sans qu’il ait rajouté un mot.
Bon, c’est logique. Kelly remit les gaz, malgré tout.
*
Oreza regarda le Springer poursuivre sa route vers le nord, en se demandant ce qui pouvait bien se passer. À l’étranger, avait-il dit. Une chose était sûre, son bateau n’était allé nulle part sur la Chesapeake – mais alors où, dans ce cas ? Et pourquoi les flics s’intéressaient-ils tant à lui ? Kelly, un tueur ? Bon, il avait quand même décroché la Navy Cross pour une raison. Un plongeur-commando de l’UDT, ça en tout cas, il le savait. En dehors de ça, plutôt un brave mec pour partager une bière et un marin sérieux, dans son genre. Sûr que ça devenait coton quand on cessait de faire de la recherche et du sauvetage pour se lancer dans ce boulot de flic, se dit le maître de manœuvre, en mettant le cap au sud-ouest, sur Thomas Point. Il avait un coup de fil à passer.
*
— Et que s’est-il passé ?
— Roger, ils savaient qu’on arrivait, répondit Ritter sans ciller.
— Comment ça, Bob ? demanda MacKenzie.
— On ne sait pas encore.
— Une fuite ?
Ritter sortit de sa poche la photocopie d’un document qu’il lui tendit. L’original était rédigé en vietnamien. Sous le texte de la photocopie, il y avait la traduction manuscrite. Dans le texte anglais, on lisait les mots « vert bosquet ».
— Ils connaissaient le nom ?
— Il s’agit d’une fuite de leur part, Roger, mais effectivement, il semblerait que oui. Je suppose qu’ils comptaient utiliser cette information avec les Marines qu’ils auraient pu capturer. Ce genre de détail est bien utile pour casser rapidement la volonté des individus. Mais nous avons eu de la chance.
— Je sais. Personne n’a été blessé.
Ritter acquiesça.
— Nous avions déposé un de nos hommes en éclaireur. Un SEAL de la Navy, un bon. Toujours est-il qu’il était en train de surveiller la zone lorsque les renforts de l’ANV sont arrivés. C’est lui qui a fait annuler la mission. Puis il a tranquillement redescendu la colline. Il était toujours plus dramatique de manier la litote, surtout pour qui avait en son temps senti l’odeur de la poudre.
Voilà, estima MacKenzie, qui méritait bien un sifflement appréciatif.
— Ce doit être un sacré client.
— Mieux que ça, dit tranquillement Ritter. Sur le chemin du retour, il a embarqué le Russe qui causait à nos hommes, plus le commandant du camp. Nous les avons à Winchester. Vivants, ajouta Ritter avec un sourire.
— C’est comme ça que vous avez obtenu la dépêche ? Je pensais au Sigint, dit MacKenzie, évoquant le Signals intelligence, l’interception des signaux radio. Comment a-t-il réussi ça ?
— Vous l’avez dit vous-même, c’est un sacré client, sourit Ritter. C’est la bonne nouvelle.
— Je ne suis pas certain de vouloir entendre la mauvaise.
— Nous avons des indices que ceux d’en face voudraient éliminer le camp avec l’ensemble de ses occupants.
— Seigneur… Henry est à Paris en ce moment, dit MacKenzie.
— Mauvais plan. S’il sort l’affaire, même lors des séances officieuses, ils nieront tout en bloc et ça risque tellement de les affoler qu’ils pourraient faire en sorte qu’ils n’aient rien à nier. Il était bien connu que dans ce genre de conférence, le véritable travail s’effectuait durant les pauses, pas quand les délégués devaient aborder les problèmes de manière officielle autour de la table de conférence, table dont la forme même avait fait l’objet d’interminables discussions.
— Vrai. Que faire, alors ?
— Nous travaillons par l’entremise des Russes. On a une filière. J’ai établi le contact moi-même.
— Vous m’informez de ce que ça donne ?
— J’y compte bien.
*
— Merci de me recevoir, dit le lieutenant Ryan.
— De quoi s’agit-il ? demanda Sam Rosen. Ils étaient dans son bureau ; dans la pièce, plutôt exiguë, s’entassaient quatre personnes. Car Sarah et Sandy étaient également là.
— C’est au sujet de votre ancien patient… John Kelly.
La nouvelle n’était pas vraiment une surprise, nota Ryan. J’aurais besoin de lui parler.
— Qu’est-ce qui vous en empêche ? s’enquit Sam.
— J’ignore où il se trouve. Disons que j’espérais que vous le sauriez.
— Et lui parler de quoi ? demanda Sarah.
— D’une série de meurtres, répondit Ryan, du tac au tac, espérant les décontenancer.
— Lesquels ? La question venait de l’infirmière.
— Doris Brown, pour commencer, plus quelques autres.
— John ne lui a pas fait de mal… lâcha Sandy avant que Sarah Rosen ait eu le temps de lui toucher la main.
— Donc, vous savez qui est Doris Brown, observa le policier, un rien trop vite.
— John et moi avons… lié amitié, expliqua Sandy. Il était à l’étranger ces quinze derniers jours. Il n’a pu tuer personne.
Ouïe, se dit Ryan. C’était à la fois une bonne et une mauvaise nouvelle. Il avait un peu trop misé sur Doris Brown, même si la réaction de l’infirmière à l’accusation avait provoqué une réponse émotionnelle un rien excessive. Cela venait malgré tout de confirmer une spéculation.
— À l’étranger ? Où ça ? Comment le savez-vous ?
— Je ne pense pas être habilitée à le dire. Je ne suis pas censée le savoir.
— Comment cela ? Le flic était surpris.
— Je ne crois pas pouvoir vous en dire plus, désolée. Le ton révélait plus la sincérité que la dérobade.
Bon Dieu, mais qu’est-ce qu’elle a bien voulu dire ? Impossible d’y répondre. Ryan décida de poursuivre.
— Une personne prénommée Sandy a téléphoné chez les Brown, à Pittsburgh. C’était vous, n’est-ce pas ?
— Inspecteur, dit Sarah, je ne suis pas sûre de saisir pourquoi vous posez toutes ces questions.
— J’essaye de compléter certaines informations, et j’aimerais que vous préveniez votre ami qu’il aurait intérêt à s’entretenir avec moi.
— C’est une enquête criminelle ?
— Oui, absolument.
— Et vous nous posez des questions, observa Sarah. Mon frère est avocat. Dois-je lui demander de venir ? Vous semblez vouloir nous interroger au sujet de certains meurtres. Vous m’inquiétez. J’ai une question… l’un d’entre nous est-il suspecté de quoi que ce soit ?
— Non, mais votre ami, oui. S’il y avait un truc dont Ryan n’avait pas besoin, c’était bien de se retrouver avec un avocat sur le dos.
— Une minute, intervint Sam. Si vous estimez que John pourrait avoir commis quelque acte répréhensible et que vous voulez que nous vous le trouvions, cela sous-entend que vous pensez que nous savons où le trouver ? Cela ne risque-t-il pas de faire de nous des… complices, c’est bien le mot, n’est-ce pas ?
L’êtes-vous ? aurait aimé demander Ryan. Il décida de choisir :
— Ai-je dit ça ?
— Je n’ai jamais été questionné de la sorte, cela me rend nerveux, confia le chirurgien à sa femme. Appelle ton frère.
— Écoutez, rien ne me porte à croire que l’un d’entre vous ait commis quoi que ce soit de répréhensible. J’ai tout lieu de croire en revanche que c’est le cas de votre ami. Je vais vous dire une chose : vous lui rendrez service en lui disant de m’appeler.
— Qui aurait-il tué ? insista Sam.
— Plusieurs trafiquants de drogue.
— Vous savez ce que je fais ? intervint brutalement Sarah. Vous savez à quoi je passe le plus clair de mon temps ici, vous le savez ?
— Oui, m’dame, je le sais. Vous faites énormément de boulot avec les drogués.
— Si John fait vraiment ce que vous dites, peut-être que je devrais lui acheter moi-même un fusil !
— Ça vous fait un choc quand vous en perdez un, n’est-ce pas ? demanda tranquillement Ryan, histoire de la lancer.
— Qu’est-ce que vous croyez ? On ne fait pas ce boulot pour perdre des patients !
— Comment avez-vous ressenti la mort de Doris Brown ? Elle ne répondit pas, mais uniquement parce que son intelligence retint sa bouche de réagir comme elle le désirait. Il vous l’a amenée pour que vous vous occupiez d’elle, n’est-ce pas ? Et avec l’aide de Mme O’Toole ici présente, vous avez travaillé dur pour la remettre en état. Vous croyez que je vous le reproche ? Mais avant de vous la confier, il a tué deux personnes. J’en ai la certitude. Pamela Madden a sans doute été assassinée par deux individus : c’étaient ses cibles. Votre ami Kelly est un vrai dur mais il n’est peut-être pas aussi malin qu’il l’imagine. S’il revient ici, c’est une chose. S’il nous oblige à le capturer, c’en est une autre. Dites-le-lui. Vous lui rendrez service, d’accord ? Et à vous aussi, par la même occasion. Je ne crois pas que vous ayez enfreint la loi, jusqu’ici. Faites quoi que ce soit d’autre que ce que je vous ai dit, et ça pourrait changer. Et je n’ai pas pour habitude d’avertir les gens de la sorte, ajouta Ryan, impavide. Vous n’êtes pas des criminels. Je le sais. Ce que vous avez fait pour cette jeune femme est admirable et je regrette que ça se soit terminé ainsi. Mais Kelly se balade en tuant des gens et ça, ça ne se fait pas, d’accord ? Je vous le dis au cas où vous auriez oublié certains détails. Je n’aime pas plus que vous les trafiquants de drogue. Pamela Madden, la fille sur la fontaine, j’en ai fait une affaire personnelle. Ces gars-là, je veux les voir mis en cage ; je veux les voir entrer dans la chambre à gaz. C’est ça, mon boulot, veiller à ce que justice soit faite. Pas le sien, le mien. Comprenez-vous ?
— Oui, je crois, répondit Sam Rosen, en repensant aux gants de chirurgien qu’il avait donnés à Kelly. Il voyait désormais les choses autrement. Naguère encore, tout cela était si lointain pour lui… De cœur, il partageait ces moments terribles mais restait pourtant bien loin des actes que commettait son ami, l’approuvant comme s’il lisait un compte rendu sportif dans le journal. C’était différent à présent mais il était impliqué. Dites-moi, reprit-il, êtes-vous près de mettre la main sur les assassins de Pam ?
— Nous savons certaines choses, répondit Ryan sans se rendre compte qu’en répondant de la sorte, il venait de tout gâcher alors même qu’il touchait au but.
*
Oreza se retrouvait derrière son bureau. C’était la partie de son travail qu’il détestait et la raison pour laquelle il redoutait une promotion car, avec les galons, il aurait également un bureau particulier et ferait partie de la « direction » au lieu d’être un simple pilote de navire. M. English était en congé et son adjoint, un maître-principal, était sorti pour une inspection quelconque, lui laissant la responsabilité du poste ; mais c’était son boulot, après tout. Le second-maître fouilla sur son bureau pour retrouver une carte et composa le numéro.
— Brigade criminelle.
— Le lieutenant Ryan, je vous prie.
— Il est absent.
— Le sergent Douglas ?
— Il est au tribunal aujourd’hui.
— Bien, je rappellerai.
Oreza raccrocha. Il regarda la pendule qui approchait tranquillement des quatre heures de l’après-midi – il était de permanence depuis minuit. Il ouvrit un tiroir et se mit à remplir les formulaires justifiant le carburant qu’il avait dépensé aujourd’hui à sillonner la baie de Chesapeake pour traquer les ivrognes à la barre de bateaux. Puis il s’apprêta à rentrer chez lui, dîner et dormir un peu.
*
Le plus dur était de démêler ce qu’elle disait. On appela le cabinet du médecin installé juste en face, et celui-ci diagnostiqua que le problème de la femme était une intoxication aux barbituriques, ce qui n’était pas précisément une nouvelle, avant d’ajouter qu’ils n’avaient qu’à attendre que l’organisme ait éliminé le produit, deux opinions pour lesquelles il réclama au comté la somme de vingt dollars. Plusieurs heures de discussion avec elle les avaient tour à tour amusés et lassés ; toutefois, elle n’avait rien changé à ses déclarations. Trois morts, pan pan pan. Elle trouvait ça moins drôle, à présent. Elle commençait à se remémorer qui était Burt et ce qu’elle en dit n’était pas joli-joli.
— Elle aurait pas besoin de planer beaucoup plus haut pour rejoindre les astronautes sur la lune, observa le capitaine.
— Trois cadavres sur un bateau quelque part, répéta le brigadier Freeland. Avec les noms et tout.
— Tu y crois ?
— Son récit n’a pas changé, non ?
— Ouais. Le capitaine leva les yeux. Tu devrais aller jeter un coup d’œil par là-bas. Ça te fait penser à quoi, Ben ?
— Aux alentours de Bloodsworth Island.
— On va la garder au chaud pour ivresse sur la voie publique… on l’a pincée pour détention de substances toxiques, non ?
— Mon capitaine, je n’ai eu qu’à lui demander. C’est elle-même qui m’a sorti ces trucs.
— D’accord, mais tu me la cuisines à fond.
— Et ensuite, capitaine ?
— Une virée en hélico, ça te dit ?
*
Il choisit une autre marina, cette fois-ci. C’était à vrai dire très facile, avec tous ces bateaux sortis pêcher ou se balader, et ce port-ci disposait de quantité d’anneaux pour les navires de passage qui sillonnaient la côte durant la saison estivale, faisaient étape et en profitaient pour se ravitailler en vivres et en carburant, comme la majorité des propriétaires d’engins à moteur. L’officier de port le regarda manœuvrer avec expertise pour venir l’amarrer au troisième par la taille de ses emplacements libres, ce qui n’était pas toujours le cas avec les propriétaires des plus gros yachts. Il fut encore plus surpris en constatant son jeune âge.
— Combien de temps comptez-vous rester ? demanda l’homme en l’aidant avec les aussières.
— Dans les quarante-huit heures. Pas de problème ?
— Aucun.
— Je peux vous payer en liquide ?
— Nous acceptons le liquide, lui assura le chef de port.
Kelly compta les billets et annonça qu’il dormirait à bord cette nuit. Il ne précisa pas ce qu’il comptait faire le lendemain.